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Ivresse d'images par Wilhelm Schmid
 
 
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Reini Rühlin ou l'art du retournement

Une vie dans la plénitude des images: c'est ce dont témoigne l'oeuvre de Reini Rühlin. On y retrouve la jungle exotique de la vie, riche d'expériences potentielles, et cela tant pour l'artiste-mêême que pour nous qui regardons. Pour lui, car chaque image est issue de son vécu, de son expérience et de son imaginaire et révèle son interprétation de l'existence. Mais aussi pour nous car chaque image nous laisse une impression particulière qui devient à son tour un élément de notre vie et de notre propre interprétation de l'existence. Ces images expriment en tout cas les thèmes de l'existence parce que la vie dans toute sa richesse y est tangible et qu'elles nous permettent de la réorienter et de la transformer. C'est bien le propre de tout art: offrir des interprétations de la vie et des possibilités pour la modeler et la transformer, tant pour celui qui les produit que pour ceux qui les reçoivent. Telle est l'action de l'art quand bien même il serait pratiqué pour lui seul, et d'autant plus que les façons de le déchiffrer se multiplient. La richesse des oeuvres de Rühlin vient tout naturellement à l'encontre du désir d'interprétation, car ce sont des vitrines abondamment décorées qui s'offrent au regard et que l'on ne se lasse pas de regarder. L'association avec l'idée de vitrine n'est pas un hasard car elles furent en effet les premiers tableaux de la vie de Rühlin. Elles le fascinaient tant qu'il choisit de suivre une formation de décorateur et que, devenu peintre, il se plut à continuer d'arranger ses tableaux comme des vitrines: par exemple une vraie vitrine remplie de gants devient pour lui l'occasion de représenter les mannequins comme des humains se perdant dans une forêt de mains (Les gants, 1984). Nous sommes les flâneurs qui nous allons au hasard du chemin et, laissant errer nos regards sur toutes ces images, sommes attirés par la mise en scène d'une idée, une créature vêtue de façon singulière ou un cabinet de bizarreries, c'est-à-dire justement par tout ce qu'on peut voir dans une vitrine. Et c'est souvent en y regardant à deux fois que nous remarquons le trait d'esprit, l'ironie, le double fond de ce qui est étalé là, sous nos yeux.

Un penchant pour l'ironie

L'ironie, avant tout, est la marque distinctive de Rühlin, ce qui est une chance car l'ironie est une ressource à laquelle on ne recourra jamais assez dans la vie. Seulement voilà, comme toutes les ressources précieuses elle est malheureusement rare et l'on fera bien d'y puiser à deux mains si l'on en découvre une nouvelle source. Rühlin s'entend à enchâsser l'ironie dans des images qui paraissent inoffensives au premier abord, bien trop inoffensives, avant que de dévoiler leur sens profond. Voici par exemple un couple romantique, timide et naïvement enfantin, dont les protagonistes sont attachés l'un à l'autre et pourtant séparés, si bien qu'ils ne feront jamais un (Liebespaar, 1971). Un rappel du mythe antique d'Aristophane relatant que Zeus dédoubla les humains afin de les guérir à tout jamais de leur prétention à vouloir être les égaux des dieux, mais qu'il eut cependant pitié d'eux et leur accorda la sexualité afin qu'ils puissent encore jouir de leur unicité originelle, fût-ce par le biais d'une copulation occasionnelle. Riant sous cape, Rühlin utilise un simple accordéon pour montrer les deux moitiés dans leur mouvement rythmique - rapprochement, éloignement, toujours alternés.
Il suffit de tourner les choses un peu dans tous les sens pour y découvrir une double signification, surpreenante et ironique: c'est le premier aspect d'un art du retournement. Cependant si Rühlin aime user d'ironie envers les thèmes existentiels, il en éclabousse bien plus les prétentions de l'art lui-même et par exemple son ambition toujours renouvelée à vouloir dépeindre les choses de manière naturaliste, c'est-à-dire fidèles à leur apparence réelle. Le fameux cerf, chéri de tous et objet d'innombrables peintures “d'après nature" ornant les murs des salons, est pour lui providentiel: le jeu de l'ironie fait don au cerf de pattes tricotées (Nach der Natur gestrickt, 1974). Cela n'est sûrement pas seulement une ironisation sur l'activité artistique elle-même, mais également sur le pantouflard dont les aspirations artistiques sont entièrement satisfaites par un cerf bramant, trônant au-dessus du sofa familial.

Le persiflage

On croit se trouver un instant devant l'étang aux nénuphars de Monet ... et on tombe brusquement des nues car un cygne s'avance sur cet étang, un cygne qui nage particulièrement bien puisqu'il est en styropore. Il doit son long cou à un porte-parapluies et traîne derrière lui une queue faite de tulipes artificielles (Am Weiher, 1990). N'est-ce pas le même animal qui anima pendant quelques années la petite mare du jardin de Rühlin? Voilà encore des yeux de grenouille qui brillent étrangement hors de l'eau trouble, des yeux de grenouille dans l'étang aux nénuphars de Monet, si précieux dans l'histoire de la peinture! Une installation électrique alimente ces points lumineux dans l'image et l'idylle devient ainsi la proie de la dérision. Ce n'est d'ailleurs pas le seul tableau dans lequel Rühlin perce littéralement la surface en y plaçant directement un objet: il en ressent manifestement le besoin car il est loin d'être seulement peintre; c'est aussi un créateur d'objets, tel le cygne déjà évoqué. Il monte ainsi le bout d'une branche trouvée sur le bord inférieur d'un tableau et en peint le prolongement et les ramifications jusque dans le bleu du ciel; une petite fille modèle se balance dessus, sans avoir la moindre idée de ce à quoi elle s'engage (Alle Wege führen ins Nichts, 1989).
C'est le second aspect de cet art du retournement: transformer les choses en leur contraire par une simple petite intervention, le persiflage. Dans le domaine de la peinture Georg Baselitz s'est acquis une certaine notoriété en pratiquant cet exercice au pied de la lettre: après avoir peint il retourne ses tableaux et les laisse pendre la tête en bas. Mais Rühlin retourne encore ce renversement, raillant ainsi ses collègues: il accroche sur une corde à linge une serviette représentant un visage de femme passionnée en faisant en sorte que le bas soit en haut. Ce faisant c'est l'expression-même de l'image qui se transforme en son contraire - immédiatement la mimique du soupir passionné change et devient un cri désespéré (Help, 1983), persiflage non seulement d'une peinture, mais simultanément d'une foi en la frénésie d'une époque qui ne veut plus admettre l'envers des choses, la douleur. Les peintres ne sont pas les seules victimes de ce persiflage, les philosophes subissent le même sort. Ainsi Rühlin met-il perfidement à leur disposition une motocyclette (Motorrad für Philisophen, 1984), inutilisable bien-sûr, et dont la forme réelle est recouverte d'une bâche en plastique, laquelle contraindra les penseurs à s'interroger éternellement sur la nature du phénomène caché, sur ce qu’il y a “au fond", étant entendu qu'ils sauront imaginer eux-mêmes la vitesse inhérente à l'engin. Merveilleuse également la manière dont il tourne en dérision la grâce féminine, mise en scène par les peintres et sculpteurs célèbres au fil des siècles et vénérée sous la forme de cette incarnation. Rühlin démonte les mécanismes du jeu en en “rajoutant": il empile quelques blocs de bois pour en faire un corps féminin, qu'il flanque des deux côtés de tentatives pour recréér les trois grâces de l'Histoire de l'art au grand complet (Drei weibliche Körper, 1990). Ou encore le persiflage de la Pietà - tellement signifiante du point de vue de l'histoire de l'art et de la religion - que Reini Rühlin, en cette fin de 20è siècle, choisit de représenter sous la forme de poupées Barbie, entourées de fleurs en plastique, afin de mieux symboliser les valeurs qui ont conduit à ce que le fameux groupe de la Pietà chrétienne, sculpté dans le marbre pour l'éternité par le grand Michelange, perde totalement son caractère sérieux et tragique dans la comédie du monde moderne (Pietà, 1988). Malgré toute cette apparente amertume, la raillerie débordante d'esprit, le sarcasme, ne partent jamais de mauvais sentiments. Comme tant de ses collègues ce peintre aime, toutes les formes de la vie et de l'art, même celles de leur déchéance; il est physiquement et psychiquement incapable d'être vraiment méchant sur quelque sujet que ce soit.

Une observation attentive

Il fait plutôt preuve d'une sensibilité tendre et intelligente, et ce dès le début de sa carrière artistique, quand par exemple, ne voyant que le contour des silhouettes et l'expressivité puissante de leurs mains, il esquisse l'embarras d'un jeune couple, perplexe devant la conscience de devoir maîtriser aussi le quotidien, dont les contingences tout autres s'opposent brutalement à la dissolution extatique du temps dans l'échange de tendresse (Junge Liebe, 1968). Etre un phénoménologue attentif, voilà bien une des missions du peintre à laquelle Rühlin demeure fidèle, et cela caractérise le troisième aspect de son art du retournement: regarder les choses avec précision afin d'en percevoir l'essence et de les retourner comme un gant, de déceler les traits marquants d'un phénomène et de rendre perceptible pour le spectateur leur vérité dissimulée.
Car peindre n'est pas - comme certains se plaisent à le penser - l'acte génial d'un sujet créateur, mais l'exercice difficile et journalier d'un métier qui permet de développer de façon particulièrement durable certaines facultés du sujet, comme l'attention, laquelle permet de regarder les choses sans sourciller, qu'il s'agisse d'un phénomène extérieur ou d'une représentation intérieure. C'est à cette attention aiguisée que nous devons le plaisir de faire connaissance avec la fête des épouvantails (Fête des épouvantails, 1988) qui a encore lieu dans un village proche du domicile de Rühlin, Villars-le-Grand près d'Avenches, et est aussi haute en couleurs et bouffonne qu'un ¦il de peintre peut le souhaiter. Dans le tableau le cabinet d'épouvante des revenants prend véritablement vie et revendique son propre univers. De par son attention accrûe le peintre possède en outre un regard semblable à des rayons X, devant lequel la réalité humaine, qui nous paraît si évidente, devient transparente et fragile: c'est l'homme en tant qu'apparition éphémère, volatile comme un souffle de vent. Les objets, les constructions - comme le pont de Kirchenfeld à Berne (qui inspira Albert Anker dès 1900), d'une solidité de fer forgé et orné de l'ours bernois -, dominent et traversent l'existence individuelle, et cela à tel point que la balustrade du pont devant laquelle se tient la femme souriant paisiblement, comme pour elle-même, transparaît (Kirchenfeldbrücke, 1991). Cet artiste qui, comme il le dit parfois lui-même, dort la nuit et rêve le jour, perçoit le réel de façon bien plus éveillée que les autres, sensibilisant ainsi la faculté de perception du spectateur. C'est une sensibilité qui accompagne partout l'individu et la société, aidant à révéler les structures fondamentales et l'expérience qui constituent la réalité humaine. Et, s'il faut absolument lui attribuer une fonction particulière, c'est en cette sensibilisation que réside le caractère irremplaçable de l'artiste pour l'individu et la société. Celle-ci vit en tout cas de l'attention et de la faculté de perception, ainsi que de la vivacité d'esprit, de l'ingéniosité et de l'opiniâtreté des individualités artistiques qui la remplissent de vie; sans elle la société périrait car elle s'enfermerait dans sa réalité immédiate.

De surprenantts perspectives

Nous n'avons cependant jamais affaire avec “la" réalité, car ce que nous prenons pour la réalité est simple qution de perspective. Or il existe toujours d'autres perspectives, auxquelles l'artiste a pour tâche de nous rendre attentifs. Ceci est démontré de manière exemplaire par la tour dite penchée de Pise: une légère modification de la perspective suffit pour que la tour se tienne droite; seul le tableau exposé sous nos yeux est un peu de travers (Das schiefe Bild aus Pisa, 1983). On peut aussi voir un tableau qui, selon la perspective choisie, représente soit un canard reflété par la surface lisse de l'eau, soit, vu latéralement le crâne d'une vache (Schädelente, 1991). Ce qui semble évident dans une perspective ordinaire révèle brusquement un autre aspect, ahurissant. Tout est matière à art, peut être tordu, tourné et combiné de façon nouvelle jusqu'à ce qu'une situation apparemment simple acquière une nouvelle perspective.
Les choses ont soudain des propriétés surprenantes, sur lesquelles Rühlin attire notre attention; sous sa main des objets familiers mais négligés offrent un autre sens, montrent une autre possibilité d'utilisation, et c'est en cela que réside le quatrième aspect de son art du retournement, à savoir échapper à la certitude d'une réalité établie. Le bouleversement des perspectives habituelles permet un nouveau regard et c'est alors qu'on voit le plus clairement à quel point l'art est aussi un art de vivre, car en révélant une autre dimension du réel, il dévoile en même temps la possibilité d'une vie différente et nous empêche d'étouffer dans le désespoir.

Une beauté épineuse

Les tableaux de Rühlin sont parfois simplement beaux, comme lorsqu'il dépeint des forêts à l'aide d’une technique incomparablement efficace (Wald, 1976; Herbstwald, 1977), des forêts qui surgissent d'un travail à l'encre de Chine, rêves romantiques d'humains sur la “nature". Mais la beauté peut être trompeuse: Rühlin le démontre de manière drastique, sur les lieux-mêmes de l'emblème du calme et de la paix, par ce pêcheur qui attrappe sans rien soupçonner des objets hautements explosifs et dont l'idylle est en soi une bombe susceptible d'exploser à tout moment (Der Fischer fischt bis dass die Bombe ihn erwischt, 1983). Les tableaux de Rühlin recèlent toujours une contradiction, un mouvement contraire, quelque chose qui gêne et remet en question l'esthétique ordinaire du beau - cinquième aspect de son art du retournement -, comme tous les travaux artistiques d'avant-garde du 20è siècle. La première impression est encore empreinte de la beauté des couleurs, séduisantes et sucrées, qui font naître sous nos yeux des paysages de prospectus touristique et des créatures de magazine de mode. Mais à y regarder de plus près on finit par remarquer que quelque chose ne va pas: on fait de singulières rencontres au beau milieu d'un paysage superbe, les temps modernes font irruption dans l'idylle archaïque et agreste qu'offre l'espace. Au travers d'une charmante plaine parsemée de prairies, au pied d'une colline embrumée et de crêtes montagneuses, s'avance avec zèle un coureur cycliste vieillissant, le visage crispé, sans un regard pour la beauté environnante et monadiquement enfermé en lui-même, emblème de l'attitude moderne convaincue de la valeur absolue du sujet humain, autour duquel s'étale un environnement se devant d'être au service de l'homme (Broye-Ebene, 1991). Le sujet qui résulte de cette philosophie ne se donne même plus la peine de sentir et de réfléchir; il se tient en forme pour l'escalade de son existence subjective, laquelle compense son manque total de sensibilité écologique par un rapport d'autant plus sportif à l'ascension sociale.

Une imagination surréaliste

Le mouvement surréaliste du début du vingtième siècle réagissait déjà aux limitations de la rationalité moderne. Lorsque Rühlin s'acharne à montrer que la réalité n'est pas aussi simple que nous le pensions et qu'il y a en elle bien plus à voir que nous ne le supposions, il est très proche du surréalisme. Il est totalement imprégné de l'idée selon laquelle le monde est bien plus vaste que celui que nous connaissons et qu'il existe de nombreux mondes en dehors de celui qui nous paraît unique: il en fait une conviction fondamentale, sixième aspect de son art du retournement. Les mondes innombrables (Welten und Weltall, 1980) sont symbolisés par des sphères peuplant l'espace comme des bulles de savon; à les toucher inconsidérément elles pourraient éclater à tout moment, alors que chacune recèle son propre univers, imaginaire, d'une beauté idyllique, et devient d'autant plus petite qu'on s'en éloigne pour disparaître finalement dans le néant, comme si elle n'avait jamais existé.
Des réalités autres, grotesques, superposées à la réalité immédiate, deviennent visibles; par exemple lorsque la pointe d'un sein nous regarde depuis le plafond (Wunschtraum, 1968): rêveries d'un solitaire, dictées par son désir; une projection de la faculté intérieure de représentation, que nous retrouvons dans l'espace extérieur sous la forme d'un objet peint. Ce n'est pas un hasard si ce tableau a été fait en 1968, année du mouvement étudiant qui, sans en avoir clairement conscience, devait au surréalisme nombre de ses inspirations. La libération de l'imaginaire (“L'imagination au pouvoir!"), la quête de la vraie vie (“Sous les pavés la plage!") et surtout le renforcement de la capacité à rêver furent les aiguillons qui éveillèrent en Rühlin - il a commencé son activité d'artiste-peintre indépendant en 1968 - les forces créatives ensommeillées.

Une symbolique érotique

Avec ses oeuvres de veine érotique, Reini Rühlin se situe dans la ligne traditionnelle de l'art moderne qui découvrit dans l'érotisme l'essence du réel, la plénitude le l'être-au-monde. Les romantiques, les surréalistes et les dadaïstes en particulier s'ingénièrent à faire éclater par l'érotisme l'étroite conception du monde imposée par le rationalisme et la réalité par trop confinée de l'existence bourgeoise. Rühlin fait de même lorsque, jouant de nouveau sur un mythe antique mais exprimé de façon moderne, Léda et le cygne, il peint dans le ciel le corps d'une femme aux formes rebondies et à l'éclat frais, séductrice triomphant ironiquement au-dessus d'un village fait de cubes de construction (Bauklotzigen 475 ü. M., 1988). Tout aussi exaltant ce tableau où des touches de rouge flamboyant sont dardées autour d'un nu féminin aux formes opulentes (jeune femme, 1991); mise en scène du regard, lui-même enflammé par ce corps en flammes et conservant cependant une distance sobre, visualisation du désir qui, pour demeurer désir, garde soigneusement ses distances. L'art de l'érotisme, composante d'un art devenant art de vivre, est le septième aspect de l'art du retournement de Rühlin et en même temps une perversion au sens propre du terme, c'est-à-dire un bouleversement et une organisation nouvelle, au moyen de l'expérience érotique, de la vie reçue en partage et familière. L'érotisme, art de l'allusion, du jeu avec les attributs du désir et de la mise en scène du plaisir, a la vie dure en un temps qui accorde volontiers la préférence au sexe direct et sans voile. Mais en cette fin de 20è siècle la suprématie de ce dénuement d'inspiration touche à sa fin. Rühlin, pour sa part, confronte la symbolique érotique immémoriale de la licorne aux symboles sexuels modernes: l'animal fabuleux pourvu d'une longue corne pointue et ne sachant trouver le sommeil que dans le giron d'une vierge, sûrement pas un symbole de chasteté à l'origine, est traduit en langage moderne et nous revient sous forme de bibelot, placé devant une “forêt" dont les arbres s'élèvent hors de boules de glaces surdimensionnées et entassées, dans lesquelles certains voient un “rêve de femme" (Einhorngruppe auf Waldlichtung, 1986). Les hommes des temps modernes ont rêvé le rêve de la fusion avec l'autre jusqu'à l'identité et, précisément pour cette raison, ont connu le désespoir né de l'impossibilité de ne faire qu'un en tant que mode de vie. Ce peintre-ci a cependant dépassé la croyance romantique et naïve selon laquelle former un seul être avec celle ou celui qu'on désire suffirait à réaliser le salut du monde. Il s'en remet au destin, sachant qu'excepté de rares instants de bonheur l'objet de son désir le nargue seulement en prenant des poses provocantes, sans qu'il puisse le toucher (Maler une Modell, 1990). Le peintre aux multiples facettes, cent fois brisé intérieurement par ses expériences, emblème de la vie vécue, vieillit, certes, mais n'éprouve cependant aucune amertume et ne méprise pas la danse de la chair quand bien même elle ne saurait être dansée sans trêve. Car la vie n'est pas seulement un instant de bonheur dans l'obscurité nocturne, mais aussi une banalité cruellement éclairée par la lumière du jour et dans laquelle il ne reste que le souvenir des plaisirs passés; ainsi ces deux chemises de nuit, dont les plis témoignent encore de la chair qui les a désertées (Geflüster, 1991).
L'ironie ruisselle sans doute encore des images lorsque, exactement comme le prévoit l'histoire tirée de deux récits antiques, le vieux Grec Candaule, jadis roi de Lydie et désormais simple statue, nue et perdue dans les temps modernes, montre à son futur meurtrier sa femme d'une exceptionnelle beauté (Kandaules zeigt Gyges Lukrezia, 1989), laquelle ,dans les conditions de notre modernité, n'est qu'une poupée de caoutchouc brillante et bleue, un objet gonflé auquel s'accroche néanmoins le désir. On imagine déjà l'air s'échapper dans un claquement au moment même où un acte impudique est commis.

Les petites fleurs de la galerie

Souvent Rühlin se vautre simplement dans une débauche d'images, les expose sans plus d'arrière-pensée dans la vitrine de son art, sans signification profonde - images qui n'existent que pour elles-mêmes, pour le pur plaisir de peindre; une griserie de collages sans perspective privilégiée (Vielen Dank, Herr Apotheker, 1979), une explosion d'images volontairement coupées aux bords (Charivari, 1979), un bric-à-brac multicolore de colifichets (Musikfestwochen, 1986/87), des masques de carnaval aux couleurs somptueuses (Schneewittchen ist tot, 1991). Mais nous avons également besoin de ces images-là si nous voulons un art de vivre accompli: elles représentent des choses, des moments qui n'ont pas d'autre but qu'eux-mêmes, ni de sens particulier, et sont là seulement pour payer tribut au jeu de la vie et de l'art, laisser libre cours à l'imaginaire et débrider les pensées. Il se peut qu'un joyau s'y trouve révélé, cela relève cependant du hasard afin d'éviter tout calcul. Il s'agit le plus souvent de bagatelles mais Rühlin aime les “petites fleurs timides de sa galerie", comme il les appelle, qui naissent alors et dont personne ne veut parce qu'elles n'expriment pas de sens profond (Spannende Langeweile, 1990).
L'artiste, également artiste de la vie, apprend ainsi que l'activité artistique confère la plus grande liberté et la plus grande indépendance et que l'art, comme de lui-même, articule l'art de vivre car il a non seulement un aspect artificiel mais aussi, toujours, cet aspect existentiel. La technique pratiquée est toujours en même temps une technique de vie et en agençant quelque chose, une toile par exemple, l'artiste donne forme à sa propre vie et à lui-même. Ce processus se répète cependant chez le spectateur, car regarder et perçevoir une oeuvre d'art est un art qui agit en retour sur le sujet réceptif, lequel s'en trouve changé et grandi, libéré d'un trop grand confinement de la vie et stimulé par des idées sur ce à quoi pourrait ressembler une pratique de la liberté dans l'accomplissement de sa propre existence. Or ceci est un aspect de l'art qui, imprudemment rejeté, aurait pour conséquence un appauvrissement intolérable de la vie.
Etre ivre d'images n'est en aucune façon le privilège de l'artiste qui les peint, mais aussi le gain de celui qui les contemple et fait de ces oeuvres d'art une partie de sa vie. Il importe peu que celui-ci s'attarde longuement sur elles pour s'en imprégner ou qu'il “zappe" de l'une à l'autre comme avec une télé pour n'emporter que des impressions fugitives: chaque oeuvre est la manifestation d'une existence ludique, curieuse, aventureuse et créative, une expression de l'esthétique de l'existence de l'artiste lui-même. En prendre exemple, se faire ainsi une idée de la plénitude de la vie et accepter cet enrichissement demeure l'apanage de celui qui entend faire de sa vie une oeuvre d'art.


PD Dr. phil. Wilhelm Schmid lebt in Berlin,
lehrt Philosophy as Privatdozent in Erfurt
und ist Gastdozent in Riga/Lettland sowie Tiflis/Georgien.
Wilhelm Schmid kann durch seine web seite  erreicht werden.