Reini Rühlin ou l'art du retournement
Une vie dans la plénitude des images: c'est ce dont
témoigne l'oeuvre de Reini Rühlin. On y retrouve la jungle
exotique de la vie, riche d'expériences potentielles, et
cela tant pour l'artiste-mêême que pour nous qui regardons.
Pour lui, car chaque image est issue de son vécu, de son
expérience et de son imaginaire et révèle son
interprétation de l'existence. Mais aussi pour nous car
chaque image nous laisse une impression particulière qui
devient à son tour un élément de notre vie et de notre
propre interprétation de l'existence. Ces images expriment
en tout cas les thèmes de l'existence parce que la vie
dans toute sa richesse y est tangible et qu'elles nous
permettent de la réorienter et de la transformer. C'est
bien le propre de tout art: offrir des interprétations de
la vie et des possibilités pour la modeler et la
transformer, tant pour celui qui les produit que pour ceux
qui les reçoivent. Telle est l'action de l'art quand bien
même il serait pratiqué pour lui seul, et d'autant plus
que les façons de le déchiffrer se multiplient. La
richesse des oeuvres de Rühlin vient tout naturellement à
l'encontre du désir d'interprétation, car ce sont des
vitrines abondamment décorées qui s'offrent au regard et
que l'on ne se lasse pas de regarder. L'association avec
l'idée de vitrine n'est pas un hasard car elles furent en
effet les premiers tableaux de la vie de Rühlin. Elles le
fascinaient tant qu'il choisit de suivre une formation de
décorateur et que, devenu peintre, il se plut à continuer
d'arranger ses tableaux comme des vitrines: par exemple
une vraie vitrine remplie de gants devient pour lui
l'occasion de représenter les mannequins comme des humains
se perdant dans une forêt de mains (Les gants, 1984). Nous
sommes les flâneurs qui nous allons au hasard du chemin
et, laissant errer nos regards sur toutes ces images,
sommes attirés par la mise en scène d'une idée, une
créature vêtue de façon singulière ou un cabinet de
bizarreries, c'est-à-dire justement par tout ce qu'on peut
voir dans une vitrine. Et c'est souvent en y regardant à
deux fois que nous remarquons le trait d'esprit, l'ironie,
le double fond de ce qui est étalé là, sous nos yeux.
Un penchant pour l'ironie
L'ironie, avant tout, est la marque distinctive de Rühlin,
ce qui est une chance car l'ironie est une ressource à
laquelle on ne recourra jamais assez dans la vie.
Seulement voilà, comme toutes les ressources précieuses
elle est malheureusement rare et l'on fera bien d'y puiser
à deux mains si l'on en découvre une nouvelle source.
Rühlin s'entend à enchâsser l'ironie dans des images qui
paraissent inoffensives au premier abord, bien trop
inoffensives, avant que de dévoiler leur sens profond.
Voici par exemple un couple romantique, timide et
naïvement enfantin, dont les protagonistes sont attachés
l'un à l'autre et pourtant séparés, si bien qu'ils ne
feront jamais un (Liebespaar, 1971). Un rappel du mythe
antique d'Aristophane relatant que Zeus dédoubla les
humains afin de les guérir à tout jamais de leur
prétention à vouloir être les égaux des dieux, mais qu'il
eut cependant pitié d'eux et leur accorda la sexualité
afin qu'ils puissent encore jouir de leur unicité
originelle, fût-ce par le biais d'une copulation
occasionnelle. Riant sous cape, Rühlin utilise un simple
accordéon pour montrer les deux moitiés dans leur
mouvement rythmique - rapprochement, éloignement, toujours
alternés.
Il suffit de tourner les choses un peu dans tous les sens
pour y découvrir une double signification, surpreenante et
ironique: c'est le premier aspect d'un art du retournement.
Cependant si Rühlin aime user d'ironie envers les thèmes
existentiels, il en éclabousse bien plus les prétentions
de l'art lui-même et par exemple son ambition toujours
renouvelée à vouloir dépeindre les choses de manière
naturaliste, c'est-à-dire fidèles à leur apparence réelle.
Le fameux cerf, chéri de tous et objet d'innombrables
peintures “d'après nature" ornant les murs des salons, est
pour lui providentiel: le jeu de l'ironie fait don au cerf
de pattes tricotées (Nach der Natur gestrickt, 1974). Cela
n'est sûrement pas seulement une ironisation sur
l'activité artistique elle-même, mais également sur le
pantouflard dont les aspirations artistiques sont
entièrement satisfaites par un cerf bramant, trônant
au-dessus du sofa familial.
Le persiflage
On croit se trouver un instant devant l'étang aux
nénuphars de Monet ... et on tombe brusquement des nues
car un cygne s'avance sur cet étang, un cygne qui nage
particulièrement bien puisqu'il est en styropore. Il doit
son long cou à un porte-parapluies et traîne derrière lui
une queue faite de tulipes artificielles (Am Weiher,
1990). N'est-ce pas le même animal qui anima pendant
quelques années la petite mare du jardin de Rühlin? Voilà
encore des yeux de grenouille qui brillent étrangement
hors de l'eau trouble, des yeux de grenouille dans l'étang
aux nénuphars de Monet, si précieux dans l'histoire de la
peinture! Une installation électrique alimente ces points
lumineux dans l'image et l'idylle devient ainsi la proie
de la dérision. Ce n'est d'ailleurs pas le seul tableau
dans lequel Rühlin perce littéralement la surface en y
plaçant directement un objet: il en ressent manifestement
le besoin car il est loin d'être seulement peintre; c'est
aussi un créateur d'objets, tel le cygne déjà évoqué. Il
monte ainsi le bout d'une branche trouvée sur le bord
inférieur d'un tableau et en peint le prolongement et les
ramifications jusque dans le bleu du ciel; une petite
fille modèle se balance dessus, sans avoir la moindre idée
de ce à quoi elle s'engage (Alle Wege führen ins Nichts,
1989).
C'est le second aspect de cet art du retournement:
transformer les choses en leur contraire par une simple
petite intervention, le persiflage. Dans le domaine de la
peinture Georg Baselitz s'est acquis une certaine
notoriété en pratiquant cet exercice au pied de la lettre:
après avoir peint il retourne ses tableaux et les laisse
pendre la tête en bas. Mais Rühlin retourne encore ce
renversement, raillant ainsi ses collègues: il accroche
sur une corde à linge une serviette représentant un visage
de femme passionnée en faisant en sorte que le bas soit en
haut. Ce faisant c'est l'expression-même de l'image qui se
transforme en son contraire - immédiatement la mimique du
soupir passionné change et devient un cri désespéré (Help,
1983), persiflage non seulement d'une peinture, mais
simultanément d'une foi en la frénésie d'une époque qui ne
veut plus admettre l'envers des choses, la douleur. Les
peintres ne sont pas les seules victimes de ce persiflage,
les philosophes subissent le même sort. Ainsi Rühlin
met-il perfidement à leur disposition une motocyclette
(Motorrad für Philisophen, 1984), inutilisable bien-sûr,
et dont la forme réelle est recouverte d'une bâche en
plastique, laquelle contraindra les penseurs à
s'interroger éternellement sur la nature du phénomène
caché, sur ce qu’il y a “au fond", étant entendu qu'ils
sauront imaginer eux-mêmes la vitesse inhérente à l'engin.
Merveilleuse également la manière dont il tourne en
dérision la grâce féminine, mise en scène par les peintres
et sculpteurs célèbres au fil des siècles et vénérée sous
la forme de cette incarnation. Rühlin démonte les
mécanismes du jeu en en “rajoutant": il empile quelques
blocs de bois pour en faire un corps féminin, qu'il
flanque des deux côtés de tentatives pour recréér les
trois grâces de l'Histoire de l'art au grand complet (Drei
weibliche Körper, 1990). Ou encore le persiflage de la
Pietà - tellement signifiante du point de vue de
l'histoire de l'art et de la religion - que Reini Rühlin,
en cette fin de 20è siècle, choisit de représenter sous la
forme de poupées Barbie, entourées de fleurs en plastique,
afin de mieux symboliser les valeurs qui ont conduit à ce
que le fameux groupe de la Pietà chrétienne, sculpté dans
le marbre pour l'éternité par le grand Michelange, perde
totalement son caractère sérieux et tragique dans la
comédie du monde moderne (Pietà, 1988). Malgré toute cette
apparente amertume, la raillerie débordante d'esprit, le
sarcasme, ne partent jamais de mauvais sentiments. Comme
tant de ses collègues ce peintre aime, toutes les formes
de la vie et de l'art, même celles de leur déchéance; il
est physiquement et psychiquement incapable d'être
vraiment méchant sur quelque sujet que ce soit.
Une observation attentive
Il fait plutôt preuve d'une sensibilité tendre et
intelligente, et ce dès le début de sa carrière artistique,
quand par exemple, ne voyant que le contour des
silhouettes et l'expressivité puissante de leurs mains, il
esquisse l'embarras d'un jeune couple, perplexe devant la
conscience de devoir maîtriser aussi le quotidien, dont
les contingences tout autres s'opposent brutalement à la
dissolution extatique du temps dans l'échange de tendresse
(Junge Liebe, 1968). Etre un phénoménologue attentif,
voilà bien une des missions du peintre à laquelle Rühlin
demeure fidèle, et cela caractérise le troisième aspect de
son art du retournement: regarder les choses avec
précision afin d'en percevoir l'essence et de les
retourner comme un gant, de déceler les traits marquants
d'un phénomène et de rendre perceptible pour le spectateur
leur vérité dissimulée.
Car peindre n'est pas - comme certains se plaisent à le
penser - l'acte génial d'un sujet créateur, mais
l'exercice difficile et journalier d'un métier qui permet
de développer de façon particulièrement durable certaines
facultés du sujet, comme l'attention, laquelle permet de
regarder les choses sans sourciller, qu'il s'agisse d'un
phénomène extérieur ou d'une représentation intérieure.
C'est à cette attention aiguisée que nous devons le
plaisir de faire connaissance avec la fête des
épouvantails (Fête des épouvantails, 1988) qui a encore
lieu dans un village proche du domicile de Rühlin,
Villars-le-Grand près d'Avenches, et est aussi haute en
couleurs et bouffonne qu'un ¦il de peintre peut le
souhaiter. Dans le tableau le cabinet d'épouvante des
revenants prend véritablement vie et revendique son propre
univers. De par son attention accrûe le peintre possède en
outre un regard semblable à des rayons X, devant lequel la
réalité humaine, qui nous paraît si évidente, devient
transparente et fragile: c'est l'homme en tant
qu'apparition éphémère, volatile comme un souffle de vent.
Les objets, les constructions - comme le pont de
Kirchenfeld à Berne (qui inspira Albert Anker dès 1900),
d'une solidité de fer forgé et orné de l'ours bernois -,
dominent et traversent l'existence individuelle, et cela à
tel point que la balustrade du pont devant laquelle se
tient la femme souriant paisiblement, comme pour elle-même,
transparaît (Kirchenfeldbrücke, 1991). Cet artiste qui,
comme il le dit parfois lui-même, dort la nuit et rêve le
jour, perçoit le réel de façon bien plus éveillée que les
autres, sensibilisant ainsi la faculté de perception du
spectateur. C'est une sensibilité qui accompagne partout
l'individu et la société, aidant à révéler les structures
fondamentales et l'expérience qui constituent la réalité
humaine. Et, s'il faut absolument lui attribuer une
fonction particulière, c'est en cette sensibilisation que
réside le caractère irremplaçable de l'artiste pour
l'individu et la société. Celle-ci vit en tout cas de
l'attention et de la faculté de perception, ainsi que de
la vivacité d'esprit, de l'ingéniosité et de l'opiniâtreté
des individualités artistiques qui la remplissent de vie;
sans elle la société périrait car elle s'enfermerait dans
sa réalité immédiate.
De surprenantts perspectives
Nous n'avons cependant jamais affaire avec “la" réalité,
car ce que nous prenons pour la réalité est simple qution
de perspective. Or il existe toujours d'autres
perspectives, auxquelles l'artiste a pour tâche de nous
rendre attentifs. Ceci est démontré de manière exemplaire
par la tour dite penchée de Pise: une légère modification
de la perspective suffit pour que la tour se tienne droite;
seul le tableau exposé sous nos yeux est un peu de travers
(Das schiefe Bild aus Pisa, 1983). On peut aussi voir un
tableau qui, selon la perspective choisie, représente soit
un canard reflété par la surface lisse de l'eau, soit, vu
latéralement le crâne d'une vache (Schädelente, 1991). Ce
qui semble évident dans une perspective ordinaire révèle
brusquement un autre aspect, ahurissant. Tout est matière
à art, peut être tordu, tourné et combiné de façon
nouvelle jusqu'à ce qu'une situation apparemment simple
acquière une nouvelle perspective.
Les choses ont soudain des propriétés surprenantes, sur
lesquelles Rühlin attire notre attention; sous sa main des
objets familiers mais négligés offrent un autre sens,
montrent une autre possibilité d'utilisation, et c'est en
cela que réside le quatrième aspect de son art du
retournement, à savoir échapper à la certitude d'une
réalité établie. Le bouleversement des perspectives
habituelles permet un nouveau regard et c'est alors qu'on
voit le plus clairement à quel point l'art est aussi un
art de vivre, car en révélant une autre dimension du réel,
il dévoile en même temps la possibilité d'une vie
différente et nous empêche d'étouffer dans le désespoir.
Une beauté épineuse
Les tableaux de Rühlin sont parfois simplement beaux,
comme lorsqu'il dépeint des forêts à l'aide d’une
technique incomparablement efficace (Wald, 1976;
Herbstwald, 1977), des forêts qui surgissent d'un travail
à l'encre de Chine, rêves romantiques d'humains sur la
“nature". Mais la beauté peut être trompeuse: Rühlin le
démontre de manière drastique, sur les lieux-mêmes de
l'emblème du calme et de la paix, par ce pêcheur qui
attrappe sans rien soupçonner des objets hautements
explosifs et dont l'idylle est en soi une bombe
susceptible d'exploser à tout moment (Der Fischer fischt
bis dass die Bombe ihn erwischt, 1983). Les tableaux de
Rühlin recèlent toujours une contradiction, un mouvement
contraire, quelque chose qui gêne et remet en question
l'esthétique ordinaire du beau - cinquième aspect de son
art du retournement -, comme tous les travaux artistiques
d'avant-garde du 20è siècle. La première impression est
encore empreinte de la beauté des couleurs, séduisantes et
sucrées, qui font naître sous nos yeux des paysages de
prospectus touristique et des créatures de magazine de
mode. Mais à y regarder de plus près on finit par
remarquer que quelque chose ne va pas: on fait de
singulières rencontres au beau milieu d'un paysage
superbe, les temps modernes font irruption dans l'idylle
archaïque et agreste qu'offre l'espace. Au travers d'une
charmante plaine parsemée de prairies, au pied d'une
colline embrumée et de crêtes montagneuses, s'avance avec
zèle un coureur cycliste vieillissant, le visage crispé,
sans un regard pour la beauté environnante et
monadiquement enfermé en lui-même, emblème de l'attitude
moderne convaincue de la valeur absolue du sujet humain,
autour duquel s'étale un environnement se devant d'être au
service de l'homme (Broye-Ebene, 1991). Le sujet qui
résulte de cette philosophie ne se donne même plus la
peine de sentir et de réfléchir; il se tient en forme pour
l'escalade de son existence subjective, laquelle compense
son manque total de sensibilité écologique par un rapport
d'autant plus sportif à l'ascension sociale.
Une imagination surréaliste
Le mouvement surréaliste du début du vingtième siècle
réagissait déjà aux limitations de la rationalité moderne.
Lorsque Rühlin s'acharne à montrer que la réalité n'est
pas aussi simple que nous le pensions et qu'il y a en elle
bien plus à voir que nous ne le supposions, il est très
proche du surréalisme. Il est totalement imprégné de
l'idée selon laquelle le monde est bien plus vaste que
celui que nous connaissons et qu'il existe de nombreux
mondes en dehors de celui qui nous paraît unique: il en
fait une conviction fondamentale, sixième aspect de son
art du retournement. Les mondes innombrables (Welten und
Weltall, 1980) sont symbolisés par des sphères peuplant
l'espace comme des bulles de savon; à les toucher
inconsidérément elles pourraient éclater à tout moment,
alors que chacune recèle son propre univers, imaginaire,
d'une beauté idyllique, et devient d'autant plus petite
qu'on s'en éloigne pour disparaître finalement dans le
néant, comme si elle n'avait jamais existé.
Des réalités autres, grotesques, superposées à la réalité
immédiate, deviennent visibles; par exemple lorsque la
pointe d'un sein nous regarde depuis le plafond
(Wunschtraum, 1968): rêveries d'un solitaire, dictées par
son désir; une projection de la faculté intérieure de
représentation, que nous retrouvons dans l'espace
extérieur sous la forme d'un objet peint. Ce n'est pas un
hasard si ce tableau a été fait en 1968, année du
mouvement étudiant qui, sans en avoir clairement
conscience, devait au surréalisme nombre de ses
inspirations. La libération de l'imaginaire (“L'imagination
au pouvoir!"), la quête de la vraie vie (“Sous les pavés
la plage!") et surtout le renforcement de la capacité à
rêver furent les aiguillons qui éveillèrent en Rühlin - il
a commencé son activité d'artiste-peintre indépendant en
1968 - les forces créatives ensommeillées.
Une symbolique érotique
Avec ses oeuvres de veine érotique, Reini Rühlin se situe
dans la ligne traditionnelle de l'art moderne qui
découvrit dans l'érotisme l'essence du réel, la plénitude
le l'être-au-monde. Les romantiques, les surréalistes et
les dadaïstes en particulier s'ingénièrent à faire éclater
par l'érotisme l'étroite conception du monde imposée par
le rationalisme et la réalité par trop confinée de
l'existence bourgeoise. Rühlin fait de même lorsque,
jouant de nouveau sur un mythe antique mais exprimé de
façon moderne, Léda et le cygne, il peint dans le ciel le
corps d'une femme aux formes rebondies et à l'éclat frais,
séductrice triomphant ironiquement au-dessus d'un village
fait de cubes de construction (Bauklotzigen 475 ü. M.,
1988). Tout aussi exaltant ce tableau où des touches de
rouge flamboyant sont dardées autour d'un nu féminin aux
formes opulentes (jeune femme, 1991); mise en scène du
regard, lui-même enflammé par ce corps en flammes et
conservant cependant une distance sobre, visualisation du
désir qui, pour demeurer désir, garde soigneusement ses
distances. L'art de l'érotisme, composante d'un art
devenant art de vivre, est le septième aspect de l'art du
retournement de Rühlin et en même temps une perversion au
sens propre du terme, c'est-à-dire un bouleversement et
une organisation nouvelle, au moyen de l'expérience
érotique, de la vie reçue en partage et familière.
L'érotisme, art de l'allusion, du jeu avec les attributs
du désir et de la mise en scène du plaisir, a la vie dure
en un temps qui accorde volontiers la préférence au sexe
direct et sans voile. Mais en cette fin de 20è siècle la
suprématie de ce dénuement d'inspiration touche à sa fin.
Rühlin, pour sa part, confronte la symbolique érotique
immémoriale de la licorne aux symboles sexuels modernes:
l'animal fabuleux pourvu d'une longue corne pointue et ne
sachant trouver le sommeil que dans le giron d'une vierge,
sûrement pas un symbole de chasteté à l'origine, est
traduit en langage moderne et nous revient sous forme de
bibelot, placé devant une “forêt" dont les arbres
s'élèvent hors de boules de glaces surdimensionnées et
entassées, dans lesquelles certains voient un “rêve de
femme" (Einhorngruppe auf Waldlichtung, 1986). Les hommes
des temps modernes ont rêvé le rêve de la fusion avec
l'autre jusqu'à l'identité et, précisément pour cette
raison, ont connu le désespoir né de l'impossibilité de ne
faire qu'un en tant que mode de vie. Ce peintre-ci a
cependant dépassé la croyance romantique et naïve selon
laquelle former un seul être avec celle ou celui qu'on
désire suffirait à réaliser le salut du monde. Il s'en
remet au destin, sachant qu'excepté de rares instants de
bonheur l'objet de son désir le nargue seulement en
prenant des poses provocantes, sans qu'il puisse le
toucher (Maler une Modell, 1990). Le peintre aux multiples
facettes, cent fois brisé intérieurement par ses
expériences, emblème de la vie vécue, vieillit, certes,
mais n'éprouve cependant aucune amertume et ne méprise pas
la danse de la chair quand bien même elle ne saurait être
dansée sans trêve. Car la vie n'est pas seulement un
instant de bonheur dans l'obscurité nocturne, mais aussi
une banalité cruellement éclairée par la lumière du jour
et dans laquelle il ne reste que le souvenir des plaisirs
passés; ainsi ces deux chemises de nuit, dont les plis
témoignent encore de la chair qui les a désertées
(Geflüster, 1991).
L'ironie ruisselle sans doute encore des images lorsque,
exactement comme le prévoit l'histoire tirée de deux
récits antiques, le vieux Grec Candaule, jadis roi de
Lydie et désormais simple statue, nue et perdue dans les
temps modernes, montre à son futur meurtrier sa femme
d'une exceptionnelle beauté (Kandaules zeigt Gyges
Lukrezia, 1989), laquelle ,dans les conditions de notre
modernité, n'est qu'une poupée de caoutchouc brillante et
bleue, un objet gonflé auquel s'accroche néanmoins le
désir. On imagine déjà l'air s'échapper dans un claquement
au moment même où un acte impudique est commis.
Les petites fleurs de la galerie
Souvent Rühlin se vautre simplement dans une débauche
d'images, les expose sans plus d'arrière-pensée dans la
vitrine de son art, sans signification profonde - images
qui n'existent que pour elles-mêmes, pour le pur plaisir
de peindre; une griserie de collages sans perspective
privilégiée (Vielen Dank, Herr Apotheker, 1979), une
explosion d'images volontairement coupées aux bords
(Charivari, 1979), un bric-à-brac multicolore de
colifichets (Musikfestwochen, 1986/87), des masques de
carnaval aux couleurs somptueuses (Schneewittchen ist tot,
1991). Mais nous avons également besoin de ces images-là
si nous voulons un art de vivre accompli: elles
représentent des choses, des moments qui n'ont pas d'autre
but qu'eux-mêmes, ni de sens particulier, et sont là
seulement pour payer tribut au jeu de la vie et de l'art,
laisser libre cours à l'imaginaire et débrider les pensées.
Il se peut qu'un joyau s'y trouve révélé, cela relève
cependant du hasard afin d'éviter tout calcul. Il s'agit
le plus souvent de bagatelles mais Rühlin aime les
“petites fleurs timides de sa galerie", comme il les
appelle, qui naissent alors et dont personne ne veut parce
qu'elles n'expriment pas de sens profond (Spannende
Langeweile, 1990).
L'artiste, également artiste de la vie, apprend ainsi que
l'activité artistique confère la plus grande liberté et la
plus grande indépendance et que l'art, comme de lui-même,
articule l'art de vivre car il a non seulement un aspect
artificiel mais aussi, toujours, cet aspect existentiel.
La technique pratiquée est toujours en même temps une
technique de vie et en agençant quelque chose, une toile
par exemple, l'artiste donne forme à sa propre vie et à
lui-même. Ce processus se répète cependant chez le
spectateur, car regarder et perçevoir une oeuvre d'art est
un art qui agit en retour sur le sujet réceptif, lequel
s'en trouve changé et grandi, libéré d'un trop grand
confinement de la vie et stimulé par des idées sur ce à
quoi pourrait ressembler une pratique de la liberté dans
l'accomplissement de sa propre existence. Or ceci est un
aspect de l'art qui, imprudemment rejeté, aurait pour
conséquence un appauvrissement intolérable de la vie.
Etre ivre d'images n'est en aucune façon le privilège de
l'artiste qui les peint, mais aussi le gain de celui qui
les contemple et fait de ces oeuvres d'art une partie de
sa vie. Il importe peu que celui-ci s'attarde longuement
sur elles pour s'en imprégner ou qu'il “zappe" de l'une à
l'autre comme avec une télé pour n'emporter que des
impressions fugitives: chaque oeuvre est la manifestation
d'une existence ludique, curieuse, aventureuse et créative,
une expression de l'esthétique de l'existence de l'artiste
lui-même. En prendre exemple, se faire ainsi une idée de
la plénitude de la vie et accepter cet enrichissement
demeure l'apanage de celui qui entend faire de sa vie une
oeuvre d'art.
PD Dr. phil. Wilhelm Schmid lebt in Berlin,
lehrt Philosophy as Privatdozent in Erfurt
und ist Gastdozent in Riga/Lettland sowie Tiflis/Georgien.
Wilhelm Schmid kann durch seine
web seite erreicht
werden. |
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